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25/11/2014

Un début.

pt22010.jpgOn n’a jamais rien su de lui, sinon qu’il venait des hauteurs de Palazzuolo sul Senio, un village au-dessus de Firenzuola, au Nord de la Toscane. C’est tout ce qu’il a dit aux Carabinieri, quand ils l’ont attrapé, parce qu’il n’avait rien d’autre à dire, rien, en tout cas, qui n’aurait intéressé quelqu’un. C’était un gamin comme l’Italie de la fin du siècle dernier en a fait des milliers, trop conscients du monde auquel ils n’avaient pas droit pour faire comme leurs parents, se taire et entretenir la filiation. On vivait plutôt bien, dans son village, mais on vivait sans aspiration, sans envie que les choses changent. Et du changement, il en voulait, lui : des voyages, des villes éternelles, des voitures de luxe et les femmes qui vont avec. De cela, non plus, il n’en avait parlé à personne : on l’aurait dissuadé de tenter sa chance, on lui aurait dit de mesurer celle qu’il avait d’être là, sans manquer de rien. Au pire, on l’en aurait empêché : son père, son frère aîné, qui y avait sans doute pensé, lui aussi, sans rien oser. Ils auraient menacé de tout raconter à la Mamma, se seraient servi de cette menace-là, celle de la faire mourir de chagrin. Il y pensait bien, au chagrin qu’il lui causerait, à sa mère, le soir, dans son lit. Quand il comptait tout, ce qu’il perdait, ce qu’il aurait à gagner. L’argent qu’il pourrait leur envoyer, pris sur sa première paye, son premier retour, ici, au volant d’une décapotable, rouge, évidemment. Ses rêves de victoire dans la Capitale, ses appartements, l’extase de ses parents quand il les y inviterait, eux qui avaient déjà renoncé, dans leur vie, à la connaître, cette ville qui leur paraissait comme tous les autres villes de l’étranger, étrangère à eux-mêmes. Pour eux, il n’y avait pas de fatalité, juste un choix qu’on avait fait pour eux et qui ne se discutait pas : que le petit dernier ait, très tôt, commencé à remettre ça en question les avait froissés, plus qu’inquiétés. Ils avaient tablé sur une crise passagère, misé sur un retour du raisonnable, la marque familiale. Ils s’étaient dit, un soir, qu’il était temps, certainement, de confier aux deux fils plus de responsabilité qu’ils en avaient jamais eu, qu’ils puissent s’inscrire dans une continuité, envisager les décennies à venir comme eux les avaient envisagées. Mais lui, dans son lit, un soir, fit basculer la décision, en une seconde. Pas plus qu’il ne se voyait passer sa vie ici, il n’envisageait pas de partager la ferme familiale avec son frère, quand ses parents n’y seront plus. En fils cadet, il serait toujours relégué, devrait rendre des comptes et retrouverait une autre figure d’autorité. C’était acté : il partirait, un matin, sans rien dire à personne, se construirait là-bas, puis reviendrait, oui, c’est cela, c’est ce qu’il allait choisir. Alors, un jour, à l’aurore, il prit le paquetage qu’il avait, la veille, dissimulé sous sa couche, passa sans bruit devant la chambre des parents, qui se lèveraient, comme à leur habitude, une demi-heure plus tard, le temps qu’il mettrait pour descendre la colline, puis trouver une voiture qui l’emmènerait loin de tout ça.

Il n’éprouva rien de particulier quand il ferma la porte, sans un bruit. Même le chien se demanda ce que pouvait faire son maître dehors, à une heure pareille, mais ne se manifesta pas autrement qu’en l’accompagnant jusqu’en bas du pré, de là où il le regarda partir, ensuite. Dans chacun de ses pas qui l’éloignait, il y avait un mélange de crainte qu’on dépasse et de fierté de l’avoir dépassée. Il lui semblait qu’il était déjà vainqueur, qu’il suffisait de l’avoir fait pour déjà gagner sa liberté. Il entrerait dans Rome comme il sortait du pré, ça ne faisait aucun doute.

14:25 Publié dans Blog | Lien permanent